La cuisine de ma mère (Marie Allain)
C’était le printemps de mes treize ans ; pourquoi se souvient-on d’une année, plus que d’une autre ? Comment la mémoire retient-elle, au hasard des souvenirs, ce moment-là qui surnage, naufragé solitaire, dans l’océan des jours passés ? C’était le printemps, et c’était un dimanche. L’odeur des lilas était entêtante. L’impression d’être vivante, si prégnante, presque douloureuse… j’avais envie de crier, de courir à perdre haleine.
Et pendant ce temps-là, le temps de mon enfance, ma mère, s’affairait, dans sa toute petite cuisine de notre pavillon de banlieue, dans cette si petite cuisine où personne ne pouvait pénétrer – sauf elle – et d’où, bientôt, monteraient des effluves de volaille rôtie et de pommes de terre, rissolées avec une pointe d’ail, dans de l’huile d’olive :
« Ma fille, c’est bon pour la santé, c’est meilleur que la cuisine au beurre … » répétait souvent maman.
Mon père lui rapportait « une salade du jardin » dont il n’était pas peu fier : Ah, les salades du jardin, dont aucune n’était pareille, et qui étaient si bien pommées, ce sont des mots qui me sont restés, à travers les ans, j’imaginais que, comme une pomme, on pouvait bien la croquer elle aussi… et ce poulet de la ferme, ma mère l’avait plumé de ses mains ! tout était fait à la main, en ce temps-là, de même qu’on écossait les petits pois, d’un vert scintillant, nous les enfants, et l’on cueillait les cerises rouge vermeil, rouge sang, en s’en gavant en cachette, et se les ajustant en pendants d’oreille.
Le poulet, plumé avec amour continuait à répandre ses arômes, et mon père pour tromper sa faim mettait sur le tourne-disque, les valses de Chopin.
C’était étrange ce mélange d’odeurs, de musique classique, de couleurs qui dansaient sur la nappe blanche, dans un rai de lumière : le vert tendre du potager, le rubis au creux des verres étincelants, la mayonnaise d’un jaune pimpant, presqu’orangé, que ma mère « montait » au dernier moment, en priant le ciel qu’elle ne retombe pas, mais, ouf, elle avait bien voulu rester solide, ce jour-là…et je lui avais cueilli un modeste bouquet de roses sauvages dont elle s’était emparé, telle une couronne royale, pour le placer au centre de la table.
« Les enfants, les enfants, venez, c’est prêt ! » Criait-elle soudain, joyeusement, comme si nous avions habité une vaste demeure, et non dans cette minuscule maison dont l’unique richesse était un grand jardin.
A présent tous les lilas se sont fanés, les valses se sont tues, très loin dans ma mémoire,
Et ma mère n’est plus…