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Jeanne Fouchet

Jeanne FOUCHER

-      Membre de la Société des Ecrivains Normands.

-       Membre du Cercle de Poésie André Druelle de CAEN.

-    Lauréate du prix Anne de la Vigne Concours Normandie-Québec de 1985

-    Lauréate du prix Lucie Dclarue-Mardrus, pour les 75 ans de la Sté des Ecrivains Normands en 1998

-    Prix de poésie Malherbe 2002 et Malherbe 2007 à CAEN et divers concours.

A écrit des contes et des nouvelles.

Auteur de deux recueils de poèmes :

-       Au gré du vent... au fil du temps, illustré par ses soins.

-       Ainsi va le monde, prix Louis Bouillhet 2007.

Au détour d’un bosquet

 

En tee-shirt et jean délavé, Sandrine, chaussée de rollers, déambule dans la ville.

Souplesse, agilité, fantaisie, liberté. Elle est tout cela à la fois. Elle se sent bien! Non, pas vraiment. Elle se sent seule.

À la sortie du collège, personne à la maison. Alors, demeurer sagement au 5ème étage du HLM où elle habite avec sa famille et attendre le retour problématique d’un de ses proches ? C’est un peu la déroute au foyer familial ; le père souvent absent ; la mère qui travaille et, se sentant la bride sur le cou, utilise ses temps libres à sa guise et dépense un peu à tort et à travers ; les deux frères aînés qui l’ignorent le plus souvent ou la traitent comme une gamine. Parfois, c’est l’abondance, la fête, et parfois les restrictions, les récriminations. L'argent ! Toujours l’argent qui fait défaut...

C’est le cas en cette fin de juin et, pour échapper à l’ambiance orageuse qui s’annonce, Sandrine a chaussé ses rollers, elle essaie de faire le vide dans sa tête, elle roule... roule... souple, décontractée, un peu au hasard et se laisse griser par la sensation de vitesse et de liberté.

Un square, un banc, des allées sablées, un coin tran­quille. Sandrine s’avise alors qu’elle est un peu essoufflée. Une halte s’impose. Il y a bien là, sur le banc, une petite vieille qui émiette du pain et le lance aux pigeons qui lui font la cour. Tant mieux. Cette distraction en vaut bien une autre... Ils sont beaux, quoiqu’on en dise, ces pigeons, gris ou beige, gonflant leur jabot aux reflets d’arc-en-ciel. Sandrine, un instant, s'amuse de leur manège, les plus forts courant sus aux plus jeunes qui s’écartent prudemment. Le même sort est réservé aux moineaux désireux de profiter de l’aubaine. La vieille dame intervient alors, de la voix et du geste pour assurer une répartition aussi juste que possible.

Sandrine l’observe à la dérobée puis hasarde timidement :

— Ils semblent bien vous connaître ?

— Oh oui ! Je viens ici presque tous les jours, alors vous pensez... Seuls les jours de grand vent ou de pluie, à cause de ma bronchite.

Effectivement, la voix semble légèrement cassée, comme usée. Sandrine, plus attentive, détaille sa voisine et en tire des déductions un peu hâtives : assurément, cette dame est âgée (puisqu’elle a les cheveux gris). Elle a l’air gentille... pas très solide (la bronchite, sans doute), soignée de sa personne, menue, aux pieds des chaussures plates de toile blanche, un léger foulard mauve autour du cou. Pourtant, il fait chaud, songe Sandrine encore en effervescence après sa course. Toujours la bronchite, bien sûr. Ce n’est pas drôle d’être vieux...

Le silence s’est établi, puis la vieille dame tapote à petits gestes précis sa jupe où demeuraient accrochées quelques miettes ; elle retourne et secoue le sac de plastique qui avait contenu les restes de pain, le replie soigneusement, le garde au creux de sa main, menus gestes d’une personne habituée à l’ordre et à l’économie et que Sandrine regarde, amusée.

— Là, dit la petite dame de sa voix fluette, je m’en vais avant la bousculade. Les gens sont toujours pressés et moi, je ne vais pas vite. Cela m’essouffle. Allez, au revoir...

Et, légèrement courbée sur sa canne, elle s’en va, discrète, effacée, solitaire.

Toujours assise, faisant rouler alternativement ses rollers sous elle, Sandrine la suit du regard, pensive, laisse exhaler un profond soupir puis, soudain, s’ébroue comme si elle sortait d’un songe et, d’un bond, se remet sur pied. Il est temps de rentrer, de voir si quelqu’un l’attend à la cité.

Le lendemain, après ses cours et sans trop savoir pourquoi, Sandrine est revenue au même endroit, toujours chaussée de ses rollers. Elle avait surgi dans la courbe d’un bosquet et, de loin, avait constaté avec plaisir que la vieille dame était là. Quelques longues foulées bien contrôlées et la voilà plantée, les pieds en équerre, au milieu de la gente colombine un instant perturbée.

— Bonjour ! Lance-t-elle, un peu timide. Vous me reconnaissez ?

— Bien sûr... je vous attendais même... enfin, un peu.

— C’est vrai ?

— C’est vrai. Je pensais à vous.

— Alors ça ! Ça me fait drôlement plaisir !

Elles rient toutes les deux et Sandrine, délibérément, s'assoit sur le banc, croise ses jambes allongées et remet un peu d’ordre dans sa coiffure. Serrant d’épais cheveux châtains, mi-longs, dans un chou de tissu qu’elle remonte haut sur sa nuque, elle dégage ainsi un visage juvénile à l’ovale régulier.

— Toujours fidèles au rendez-vous, dit-elle, en désignant du menton le cercle de pigeons reformé.

— Oui. S’ils ne l’étaient pas, ils me manqueraient.

Vous aussi, ajouta la petite dame, glissant vers Sandrine un regard malicieux. Vous aussi me semblez fidèle ?

— Oh ! Moi... fit Sandrine d’un ton désabusé.

Un long silence, ponctué par quelques battements d’ailes sur fond de rumeur citadine. L’échange était comme suspendu, prêt à se rompre peut-être et Sandrine, à cette idée, ressentait comme une angoisse. Il fallait rompre ce silence à tout prix.

— Madame, dit-elle, se sentant maladroite, je ne voudrais pas être indiscrète, mais j’aimerais savoir ! Vous habitez dans le quartier ? Moi, ajouta-t-elle vivement, j’habite dans la cité des peupliers, vous voyez, là-bas, derrière le rideau d’arbres, dans un HLM au 5ème étage. Ça pourrait être pire, mais l’appartement est trop petit pour cinq. Et puis, ça manque d’espace, de verdure. Et ce n’est pas toujours bien fréquenté, c’est pourquoi j’aime bien me promener par ici. C’est plus tranquille...

Elle s’arrête soudain, étonnée d’en avoir tant dit et le regrettant presque. Elle, d’habitude si réservée au point qu’on la traiterait presque de sauvageonne. Mais, les gens, c’est eux qui ne comprennent rien... Il n’empêche, qu’est-ce qu’il lui a pris ?

Que va penser, que va dire cette petite dame qu’elle connait à peine qui va s’imaginer des choses, peut-être ? Je n’aurais pas dû laisser entendre... Que je suis donc sotte !

Réflexion douce-amère, vivement interrompue par sa voisine :

— Comme c’est curieux ! J’ai une amie qui habite dans cette résidence au numéro 46. Je vais la voir quelquefois, mais, au 3ème étage et sans ascenseur, c’est trop dur pour moi. Alors, c’est plutôt elle qui vient chez moi, quand elle en a le temps. Elle fait des ménages, je ne peux pas trop lui demander.

Sandrine ne regrette plus d’avoir parlé. Elle, qui craignait des commentaires, des questions teintées de méfiance à l’égard de son milieu, voilà qu’elle découvre une similitude dans leur condition.

Un sentiment de confiance et d’amitié monte en elle comme elle n’en a jamais éprouvé jusqu’à ce jour. Elle sent, en sa présence, fondre ses révoltes d’adolescente.

En dépit de la fragilité apparente de sa nouvelle amie, elle éprouve comme une impression de stabilité, voire de solidité qui semble émaner de sa frêle personne. Ses paroles douces, mesurées, toujours bienveillantes sont comme un baume sur les petites blessures, les multiples et secrètes agressions que subit sa sensibilité trop à vif, tant à la maison qu’au collège.

Comment faire la part des choses ?

« Ce que tu es susceptible ! » Lui disent les uns.

« Quel sale caractère ! » Renchérissent les autres.

Ces jours-là, il vient à Sandrine des envies de fuir.

El voilà qu’elle découvre un havre de paix, quelqu’un qui n’est pas agressif, qui ne la rejette pas.

Comme on arrivait en juillet, période de longues vacances et qu’il n’était pas question pour Sandrine d’aller où que ce soit, elle se consolait en pensant qu’elle pourrait ainsi voir plus souvent sa vieille amie.

De fait, leurs rencontres se firent quasi quotidiennes et prolongées. L’adolescente avait appris, de la bouche même de l’intéressée, que celle-ci demeurait rue des Paveurs, un quartier ancien, mais proche de la résidence des Peupliers. Elle y possédait une petite maison sans étage, avec jardin, que son mari et elle avaient acquise à force d’économies et de privations. Quelle joie lorsqu’ils en avaient pris possession ! Elle en avait encore les larmes aux yeux lorsqu’elle évoquait ce jour béni. Par la suite, ils l’avaient aménagée au mieux, modestement, mais c’était leur bien. Ils y avaient élevé leurs trois enfants. Jours de bonheur et jours de peine s’y étaient succédé, jusqu’au moment affreux où un stupide accident du travail lui avait ravi l’affection et le soutien de son époux.

Combien devint plus chère encore à son cœur la modeste maison chargée de tant de souvenirs... Malheureusement, avait-elle ajouté, je ne peux plus l’entretenir comme du temps de mon mari. C’est fouillis maintenant dans le jardin. C’est dommage... Après moi, cela disparaîtra... Enfin, il ne faut pas trop s’attacher aux choses.

Un profond soupir avait ponctué ces paroles empreintes de sagesse et de nostalgie.

La vieille dame s’était ressaisie : « Il faudra venir me voir, avait-elle dit d’une voix affectueuse ».

— Oh oui ! Avait répondu Sandrine, spontanément. Cela me ferait bien plaisir.

Sur ces mots, plein de promesses, avait pris fin, ce jour-là, leur entretien.

À son entourage qui la soupçonnait de quelques rendez-vous amoureux, Sandrine n’expliquait rien, jalouse de préserver son jardin secret, bien à elle. Ils ne comprendraient pas et seraient capables de déflorer son petit coin de paradis.

Au cours d’une de leurs rencontres, l’adolescente, mue par sa spontanéité, implora doucement :

— Dites, Madame, ça vous ennuierait de me tutoyer ? On est tellement amies toutes les deux...

De fait, la vieille dame, d’un naturel très réservé - question de nature et d’éducation - en était restée à un vouvoiement qui, pour la jeunesse, semblait marquer une distance quelle était prête à abolir.

— Bien sûr que je veux bien. Mais comment vous appelez-vous ?

— Sandrine.

— Eh bien, Sandrine, c’est d’accord, on se tutoie !

Et, visiblement ravie de cette proposition, la vieille dame avait affectueusement passé son bras autour des épaules de sa jeune compagne. Celle-ci, émue et confuse, rougit jusqu’aux oreilles. Elle protesta :

— Oh, mais non ! Moi, je ne pourrais pas vous tutoyer. Mais dites, je pourrais vous appeler par votre prénom ?

— Bien sûr, si cela vous... pardon... si cela te fait plaisir. Je m’appelle Charlotte.

— Eh bien, Charlotte, il faut que je t’embrasse !

— Ah ! Tu vois, tu l’as dit s’exclame Charlotte et, rieuses, elles échangent deux gros baisers sonores.

—  J’ai dit quoi ?

— Tu m’as dit : « Il faut que je t’embrasse ». Tu vois bien que c’est facile !

— Oh pardon ! Non, je ne voulais pas. Mais je suis tellement contente !

Dites, on est vraiment amies, toutes deux ? Je me sens tellement en confiance avec vous... C’est la première fois que cela m’arrive.

Émue, mais toujours discrète, Charlotte scrute attentivement le visage de l’adolescente : le regard est droit, le visage reste grave.

— Bon, il faut que je m’en aille, dit-elle un peu brusquement. Quelques petites courses à faire et je rentre chez moi. Au revoir Sandrine...

Au revoir... à demain ?

— À demain, c’est entendu.

Elles esquissent un petit geste de connivence. Comme c’est bon, l’amitié. L’une comme l’autre se sent le cœur léger... léger...

Le mois de juillet est passé rapidement. Elles se sont revues souvent, très souvent, s’informant mutuellement lorsque l’une ou l’autre prévoyait une absence.

Leurs entretiens, parfois ponctués d’un éclat de rire juvénile, étaient toujours réservés, chacune respectant la vie privée de l’autre, dans une entente tacite, une sorte de complicité sans arrière-pensée.

Charlotte avait vite compris que la vie de la jeune fille n’était pas toujours idéale. Mais elle se défendait de toute curiosité douteuse, de tout jugement hâtif. Sandrine se montrait heureuse en sa compagnie, c’était l’essentiel. Si un jour, devaient venir les confidences, elle serait là, toute prête à les recevoir.

Vers la fin du mois, un imprévu devait interrompre ce bel équilibre.

Une fois... deux fois... trois fois, Sandrine était rentrée chez elle toute triste, sans avoir vu sa vieille, sa grande amie. Elle en fut toute retournée. On s’en aperçut à la maison et les allusions fusèrent : « Alors, plus de petit copain ?  - « Ça ne va plus les amours ? » - « T’en fais pas, un de perdu, dix de retrouvés » ...

Sandrine ne répondait pas. Elle préférait se taire. À quoi bon expliquer ? Ils ne comprendraient pas et se moqueraient d’elle.

Elle s’en voulait tellement de ne pas s’être informée de l’adresse de Charlotte. Cette dernière, il est vrai, avait parlé de lui montrer sa maison, son jardin... mais les jours avaient passé, on en était resté là. Sandrine n’avait pas osé lui rappeler cette proposition.

Elle connait tout juste le nom de la rue : rue des Paveurs, mais elle ignore le numéro et même le nom de famille de Charlotte.

C’est impensable ! Comment peut-on être sotte à ce point ?  Comme elle s’en veut !

Sandrine se ronge d’inquiétude. Ses proches ne comprennent rien à ses sautes d’humeur. Le climat familial est mauvais.

On est en août. Il fait très chaud. Sandrine s’ennuie à mourir.

Or, voici qu’un jeudi, en fin d’après-midi, une fois la grosse chaleur tombée, elle prend pour la énième fois le chemin du petit square.

On dirait que, là-bas, tassée sur son banc... Charlotte... mais est-ce bien elle ?

D’un bond, Sandrine est là, elle entoure de ses bras une petite silhouette amaigrie, pitoyable. En pleurant, elles s’étreignent :

— Sandrine, ma petite Sandrine bafouille Charlotte, j’ai eu si peur de ne pas te revoir ! Et dire que je n’avais même pas ton adresse !

— Et moi non plus, sanglote Sandrine. Ah, c’est trop bête !

Et les voilà qui partent à rire, nerveusement, avec encore de grosses larmes sur leurs joues.

Sandrine réalise soudain que tant d’émotion risque de faire du mal à sa vieille amie qui, visiblement, relève de maladie. Cette fois, elle saura s’y prendre.

— Il faut rentrer chez vous, lui dit-elle. Je vais vous accompagner.

Si... si... vous ne pouvez partir seule.

 

Charlotte, fragilisée, se laisse convaincre facilement. Elle est encore si faible. Elle a fait une de ces bronchites comme il arrive, paradoxalement, au cours d’étés trop chauds, à des personnes âgées que la chaleur accable.

Convalescente et à l’insu de son médecin, elle a voulu retourner sur son banc avec l’espoir que, peut-être, elle y reverrait Sandrine pour lui dire, lui expliquer, se faire pardonner son absence. Quelle angoisse ! Quelle témérité ! Heureusement, le ciel a été sensible à sa prière. Sandrine est venue. Dieu soit loué !

Marchant à petits pas, appuyée d’un côté sur sa canne et, de l’autre, au bras de Sandrine qui règle son pas sur le sien, Charlotte indique son chemin, s’arrête parfois pour reprendre son souffle et repart, volontaire, confiante, puisqu’elle a retrouvé son étoile.

Rentrée chez elle, bien calée dans son fauteuil, fatiguée, mais heureuse, elle suit, émue, les gestes de Sandrine qui lui prépare, sur ses instructions, les gouttes quelle doit prendre et une infusion accompagnée de quelques biscottes légères tartinées de confiture. Et Sandrine ne partira que lorsqu’elle la verra au lit, apaisée, tranquillisée, sereine.

Après avoir fermé les volets, s’assurant que tout est comme il faut, la jeune fille repart le cœur tellement allégé qu’elle a envie de chanter.

Surement, à la maison, ils ne vont rien y comprendre et les commentaires iront bon train. Mais qu’importe ! Elle se sent heureuse.

À partir de ce jour-là, et pour le reste des vacances, Sandrine sut à quoi s’occuper.

Charlotte, la joie aidant et dorlotée par sa jeune amie, reprit vite des forces. Elle lui fit les honneurs de sa maison et, avec une certaine confusion, de son jardin. Les géraniums avaient visiblement soif, mais ce n’était pas le plus grave ; les rosiers s’essoufflaient à porter haut des grappes de fleurs fanées. Passe encore. Mais l’herbe avait poussé au milieu des soucis et des pensées en pagaille. La haie débordait dans le passage ; les capucines insolentes grimpaient partout et passaient chez le voisin. Un végélia, non taillé, se donnait des allures de bouquet gigantesque et les oiseaux, dans ce fouillis protecteur, s’en donnaient à cœur joie, ce qui n’était certes pas pour déplaire à la propriétaire.

Sandrine se découvrit une passion pour le jardinage... elle qui n’en avait jamais pratiqué. Armée du sécateur et de la cisaille, on put la voir couper, sarcler, ratisser, fagoter, en vraie jardinière improvisée.

Elle y prit de belles couleurs, affina son tour de taille et retrouva une joie de vivre qu’elle sentait lui échapper.

Tout n'était peut-être pas fait dans les règles de l’art ni surtout à l’époque souhaitée. Pour une fois, le jardin s’en accommoderait. Et qui aurait osé s’en plaindre ? Surtout pas Charlotte qui était ravie de voir disparaître le désordre inextricable de son jardin et retrouvait harmonie et sérénité au cœur de son petit paysage familier.

Inutile de dire que leur amitié s’était muée en une affection profonde, dans une confiance réciproque qui les conduisit aux confidences.

Sandrine savait désormais qu’elle pouvait partager ses doutes, ses craintes, ses espérances, ses déceptions, ses joies sans risque de rebuffades. Elle avait enfin trouvé une oreille attentive, compréhensive, un appui qui lui avait tellement fait défaut jusque-là. C’était en somme la sagesse de l’une soutenant la vulnérabilité de l’autre.

 

Elle accomplit une bonne rentrée scolaire en seconde. L’avenir lui paraissait moins obscur, moins problématique. Il lui semblait avoir beaucoup mûri pendant ces semaines de vacances et, paradoxalement, une sorte d’enthousiasme qu’elle ne se connaissait pas se révélait en elle. Elle se découvrait une force intérieure, celle des faibles lorsqu’ils prennent conscience des ressources insoupçonnées, gîtant au plus profond d’eux-mêmes parce que personne, jamais, ne s’est soucié de les comprendre.

C’est ce que traduisit fort bien Charlotte, avec son intuition jamais en défaut, le jour où elles évoquaient ensemble la rentrée scolaire qui approchait : « Tu vois, lui disait-elle, si j’ai trouvé en toi mon bâton de vieillesse, je suis peut-être le support qui te permettra de grandir harmonieusement. Tu as vu ma belle clématite au fond du jardin ? S’il n’y avait pas eu le palissage, elle se serait égarée, étouffée, nouée sur elle-même en rampant sur le sol. Elle n’aurait pu prendre son essor. Il en est peut-être de même pour toi... ? »

Une grande fleur de clématite qui s’épanouit dans la lumière !

L’image plut à Sandrine. Elle l’emporta, ce soir-là, dans son cœur comme un talisman.

La Cinquantaine

 

La grande Marlène, ainsi l’appelaient, non sans une pointe d’envie, ses collègues, était une femme mince, élancée, aux traits réguliers. D’épais cheveux noirs, coupés court, donnaient un aspect juvénile à son visage délicatement ambré. Quelle était la part de naturel dans cet ensemble harmonieux ? Difficile à dire, mais, indéniablement, elle était agréable à regarder. On ne lui connaissait pas d’aventure, bien que les regards masculins effleurassent avec complaisance sa silhouette parfaite, toujours vêtue avec une sobre élégance.

Elle ne semblait pas les remarquer, manifestant une grande réserve quant à sa vie personnelle. Ses compagnes de bureau, unanimes à reconnaitre ses qualités au travail autant que son commerce agréable en toutes circonstances, n’en sa­vaient pas davantage, en dépit de leurs astuces pour y parvenir. Visiblement, elle tenait à protéger son quant-à-soi.

Son âge ? Difficile à dissimuler lorsqu’on travaille dans la fonction publique et quand votre état civil vous suit partout. Elle ne cachait pas, du reste, avoir franchi le cap des cinquante ans. Pourtant, avouait-elle, ce cap fatidique, quel cauchemar ce fut pour elle ! Le jour de son cinquantième anniversaire, elle avait interdit à quiconque de l’évoquer et s’était enfermée chez elle, téléphone décroché. Elle n’y était pour personne !

Il avait bien fallu en prendre son parti, mais, en son for intérieur, elle avait senti comme une brisure intime, profonde. Elle, qui jusqu’alors, s’était contentée de jouir d’une beauté sereine, allant de soi, sentait sourdre en elle une anxiété mal définie. Celle dont on enviait l’indépendance l’était-elle vraiment ? C’est à voir... Ne subissait-elle pas, à compter de ce jour, une secrète tyrannie, celle du « paraître » ?

Avec quelle attention pointilleuse se mit elle à interroger, soir et matin, son miroir, scrutant l’apparition de tel poil superflu, telle ridule au bord de la lèvre, tel affaissement, si léger fut-il, d’une paupière. Elle vivait alors un mini drame, cherchant dans tout un arsenal de pots, tubes et flacons, la crème, l’onguent, le gel, susceptible de retarder, de limiter le désastre. Elle se jetait sur les magazines montrant, dans leurs pages publicitaires, des visages à la beauté sublimée, des corps aux lignes parfaites, résultat miraculeux de l’onguent X ou de la crème Y, chacun de ces produits de laboratoire ayant la curieuse particularité d’être NOUVEAU !

Ah ! L’heureuse trouvaille ! Source de bien des mirages...

Malgré tous ses efforts, Marlène ne pouvait ignorer les petits signes inéluctables de la fuite des ans qu’épiaient sournoisement ses « bonnes amies », tout en protestant avec chaleur que, de toutes, elle faisait bien la plus jeune et qu’elles l’enviaient.

Il n’importe. Depuis quelque temps, elle mijotait un projet, mais, en parler eut été avouer sa propre inquiétude, son propre tourment. Il fallait donc que cela passât inaperçu. Alléguant un quelque souci familial (Tiens ! c’était nouveau cela !), elle déposa une demande de congé pour quelques jours.

À son retour, aux personnes qui s’informaient gentiment : « Alors, rien de grave ? », elle répondait, plus guillerette que jamais : « Non, non, tout va très bien, merci. » De fait, elle paraissait épanouie, détendue et, de ses yeux parfaitement maquillés, mais sans outrance, émanait un regard pétillant de malice.

On ne saurait rien de plus.

Quelques semaines plus tard, nouvelle absence, même mystère. Nombreuses étaient les supputations et l’on privilégiait l’hypothèse de rendez-vous amoureux. Ne semblait-elle pas, à chacun de ses retours, plus jolie, plus radieuse que jamais ? Seul un amour partagé pouvait provoquer de tels effets. Suivirent encore trois autres absences, toujours aussi mystérieuses, mais le retour de la dernière s’avéra moins triomphal, Marlène montrant un visage défait, peu maquillé. À l’abri de lunettes noires, le regard était fuyant, triste, tel celui d’un gentil petit animal aux abois. Les commentaires allaient bon train : nul doute, les amours n’allaient plus et la compassion des bonnes amies allait pouvoir s’épancher, cette fois-ci sans arrière-pensée. De plus, un petit pansement rectangulaire, aussi discret que possible, affectait la pommette gauche.

Oh ! La pauvre ! Murmurait-on sur son passage, se pourrait-il que... ? Quel mufle !

Alors, se produisit chez Marlène un revirement total. Inutile de tricher maintenant. Il fallait bien abattre les cartes.

Ses absences ? De courts séjours en Suisse où elle confiait son visage aux mains expertes d’un chirurgien esthéticien qui faisait, lui avait-on dit, des merveilles.

De fait, lors de la première intervention, des ébauches de pattes d’oie au coin des yeux avaient été effacées.

À la seconde, quelques rides frontales, des rides d’expression, sans plus, avaient disparu, rehaussant du même coup les sourcils, ce qui accentuait l’ingénuité du regard, donc sa jeunesse.

Puis, ce fut le tour des paupières jugées légèrement flétries sous le pastel du fard. Ensuite, un léger gonflement sous les yeux, le soir à la fatigue, fut résorbé.

Et là, les choses commencèrent à se gâter. Comme elle éprouvait une gêne à baisser les paupières, elle dut se résoudre à dormir les yeux mi-clos, ce qui, convenons-en, n’est pas très confortable. S’en étant ouvert à son chirurgien esthéticien, celui-ci lui suggéra, pour y remédier, d’effectuer une minuscule greffe de peau, prélevée sur la joue sans dommage durable, ladite greffe devant être dissimulée dans le creux de l’orbite. Ainsi fut fait, ce qui explique le petit pansement de la joue gauche.

— Et alors ? firent les bonnes amies en chœur.

— Alors, me voici. Déçue ? Satisfaite ? Bof ! Ni l’un ni l’autre.

— Quand même, dit l’une avec une bienveillance teintée d’hypocrisie, je trouve que tu as des rides en moins. (Paf ! Voilà qui vengeait de l’outrageuse jeunesse qui les provoquait toutes.)

— Tu trouves ? En tout cas, ce qui a fondu, c’est mon compte en banque. Dieu ! Quelle saignée ! Mais bon, je n’ai qu’à m’en prendre qu’à moi-même...

Quand, par la suite, les bonnes amies racontèrent à Marlène le roman quelles avaient échafaudé sur ses absences répétées, elles rirent de bon cœur, se disant qu’après tout, le meilleur humour n’était-il pas celui qui s’exerce à l’encontre de soi-même ?

L’étoile filante

 

Ils s’étaient rencontrés par hasard... ELLE, elle aimait venir se baigner, l’été en fin de journée, dans cette petite anse de la côte du sud Cotentin, calme et tranquille, en dehors de l'agitation de la plage dont la rumeur joyeuse lui parvenait, à quelques centaines de mètres, par de-là l’éperon rocheux qui limitait la zone surveillée.

LUI, ce jour-là, avait arrêté sa Clio un peu plus haut, sur le bord de la route, charmé par la courbe harmonieuse de la grève entrevue à travers les herbes folles. En quelques foulées, IL avait dégringolé la pente et, séance tenante, ôtant chemise et pantalon, les coudes au corps, le voilà qui court avec un plaisir évident vers la vague paresseuse.

La journée avait été chaude. Août régnait sur la côte normande dans un ruissellement de lumière qui rendait bienfaisante la fraîcheur relative de la nuit à venir.

Après de joyeux ébats, volte-face et brasses énergiques, IL décide de sortir de l’eau, s’ébroue en frissonnant un peu, car l’air s’était rafraîchi soudain. Décrivant de grands moulinets avec ses bras, IL s’applique de larges claques sur les côtes, sur les omoplates : brrr... ! Et s’aperçoit qu’IL a tout bêtement, dans sa précipitation, oublié sa serviette d’éponge dans sa voiture. Ah ! m. ! Étouffe-t-il d’un ton désappointé, tout en jetant un coup d’œil vers le grand talus herbeux qu’IL avait dégringolé tout à l’heure. C’est alors qu’IL aperçoit, au pied de ce talus, semblant surgir des derniers enrochements, un grand pan de tissu lourd agité, semble-t-il, par un bras qu’IL ne discerne pas encore. Intrigué, circonspect, IL s’approche, ne sachant pas si ces signaux s’adressent à lui.

— C’est ça qui vous manque ? Lui crie une voix enjouée, tandis qu’ELLE lance dans sa direction le drap de tissu éponge.

— Oui ! Merci. Mais... vous... ?

— Non, allez-y ! Ce soir, je ne me baigne pas.

Et pendant qu’IL se frotte avec une évidente satisfaction, ELLE le regarde, amusée. « Corps athlétique, visage avenant : beau gars, ma foi, se dit-elle ! ».

Après s’être rhabillé, IL revient vers ELLE qui n’a pas bougé.

— Tenez ! Lui dit-il en lui tendant la serviette, ELLE est plutôt humide. Excusez-moi !

— Cela n’a pas d’importance. Venez, asseyez-vous sur cette dalle, ELLE est encore toute tiède.

— Merci. Vous venez souvent ici ? demande-t-il.

— Souvent, oui, après mon travail. Je suis du pays alors vous pensez, j’apprécie de pouvoir finir ma journée sur la plage. Et vous, vous êtes d’ici ?

Moi ? Non. Je travaille à Paris, mais j’ai des amis dans la région, alors j’y viens parfois passer le weekend. Ce n’est pas trop loin. C’est pratique.

Et... ça vous arrive souvent de prendre un bain comme ça, à la sauvette ?

— Parfois, oui. IL faisait chaud tantôt dans la voiture et, voyant ce coin si accueillant, je n’ai pas résisté...

— Oui, je vous ai vu arriver. Vous étiez tellement pressé !

— Ah ! Vous étiez là ?

— Oui.

Ils rient tous les deux, détendus.

— Bon, dit-elle, il faut que j’y aille. On va m’attendre.

ELLE se relève avec souplesse et IL se rend compte qu’IL a devant lui une jeune femme de taille moyenne, assez robuste, bien proportionnée, aux jambes bien faites. « ELLE doit bien nager » se dit-il. Tous deux grimpent aisément le haut talus. La Clio rouge est là qui attend son propriétaire.

— Eh bien, dit-il en lui tendant la main, au revoir ?

— Au revoir, peut-être ! répond-elle avec un franc sourire. Poignée de main échangée, IL monte sans hâte dans son véhicule, s’installe posément et met le contact, non sans s’être assuré, d'un regard dans le rétroviseur, de la direction qu’ELLE prenait : un petit chemin partant à droite de la route, vers l’arrière-pays.

Le lendemain soir, comme par hasard, IL était là.

Et, comme par hasard, ELLE était présente.

— Bonsoir. Exacte au rendez-vous, dit-il en allant vers ELLE, l’œil rieur.

— Rendez-vous... rendez-vous... c’est beaucoup dire, répond-ELLE, moqueuse. En fait, je suis ici, ce soir, pour les étoiles.

— Les étoiles ?

— Oui, les étoiles filantes. C’est aujourd’hui le 12 août et vous devez savoir qu’à cette époque de l’année, notre Terre traverse une zone parcourue de météorites. C’est comme un trait de lumière dans le ciel, mais c’est très bref. Le temps de le dire, c’est déjà passé. On dit qu’il faut faire un vœu quand on en voit une, mais il faut faire vite. Je suis sûre que vous connaissez ce phénomène. Les journaux, la télé en parlent chaque année à cette période-là.

— Non, je ne connais pas.

— Ces parisiens ! ça croit tout savoir et ça ignore des choses aussi courantes.

— Courantes... c’est façon de parler, disons filantes, ironise-t-IL, surpris par cette petite diatribe plus amusée qu’amère.

À l’horizon, s’éteignaient les dernières coulées phosphorescentes du soleil couchant, cependant que le ciel reflétait encore, comme une ardente et fluctuante palpitation, l’éclat du brasier sombré en mer.

— Quel spectacle ! dit-il, visiblement impressionné.

— Oui, on ne s’en lasse pas, d’autant plus que, ce soir, la brume ne s’est pas levée comme elle le fait couramment au coucher du soleil. C’est de bon augure pour les étoiles.

Effectivement, au-dessus de leur tête, le ciel progressivement s’habillait d’un velours sombre, profond, sans faille qui, peu à peu, se piquetait d’étoiles.

IL n’y avait plus qu’à attendre, le nez en l’air...

— Là ! Dit-elle soudain, pointant l’index vers l’orient, j’en ai vu une !

—... ! ?

— Encore une, là devant !

— Je ne vois rien...

— Insistez, cela va venir... Tenez, une qui passe juste au-dessus de nous !

Un peu vexé de ne rien voir, IL la regarde à la dérobée : se moquerait-ELLE de lui ? Mais non, ELLE semble très attentive, captivée même et IL aime sa silhouette : assise, jambes repliées, mains croisées autour des genoux, la tête renversée, gorge offerte. IL apprécie son profil net, agréable.

Faites-vous un vœu, au moins, demande-t-IL, incrédule.

— Non, je n’y ai même pas pensé.

— Alors, c’est une blague... ?

— C’est selon. Cela n’a pas grande importance, vous savez.

Que voulait-ELLE dire par là ? Sans savoir pourquoi,

IL se sentait dérouté, décontenancé. Le fait de n’avoir pas vu d’étoile filante ? Allons donc, IL n’était plus un gamin. Le fait de la voir si détachée, prosaïque peut-être, désabusée... ? Allez savoir ! Le charme n’y était plus, ELLE lui paraissait indifférente soudain.

IL tente encore quelques mots, en vain, puis se relève, s’étire longuement, attendant, qui sait, une invitation à rester ? Mais non. Rien,

— Bon, dit-il, je vous laisse à vos étoiles. Bonne nuit. À demain peut-être ?

— Peut-être, oui, c’est cela...

ELLE n’a pas fait un geste. IL est déçu.

« Demain » était son dernier soir de weekend. Lundi, IL reprendrait la route, très tôt, vers la capitale.

Ce dernier soir, irait-il sur la grève ? Surement, non ! La plaisanterie avait assez duré.

Et le lendemain soir, à la nuit tombante, la Clio rouge, comme un petit cheval bien docile, attendait, le long du talus, le retour de son maître. Celui-ci, d’un geste devenu familier, avait dévalé la longue pente herbeuse, pour atterrir sur les derniers enrochements censés épauler la base de la route.

Personne ! IL n’y avait personne !

Pensif, IL s’assied sur une dalle, celle-là même où ELLE l’avait invité à venir s’asseoir, l’avant-veille.

Machinalement, IL scrute le ciel sombre, mais sans y chercher d’étoiles. Ce qu’IL voit, en une sorte de contre-jour sur l’écran nocturne, c’est l’image virtuelle d’un profil régulier, serein. Une certaine mélancolie l’envahit : proche et lointaine à la fois, qui est-ELLE ? IL cherche une réponse. IL attend. En vain.

Les bruits se sont éteints. Seulement lui parviennent le doux chuintement des vaguelettes sur le rivage et, dans le lointain, la rumeur confuse et profonde de la mer qui berce ses flots, au rythme d’une longue et paisible respiration.

Pourquoi rester là ?

Allons, il est temps de partir. Demain, à l’aube, IL doit être sur la route.

Après tout, ELLE n’avait fait que jouer... LES ÉTOILES FILANTES...

1er prix

Concours de la Nouvelle.

Université Populaire de Saint-Nazaire

Une méprise

Ce jour-là, Christian apportait un soin particulier à sa toilette matinale. Passant sa main sur ses joues, ses mâchoires, son menton, il s’assure d’un rasage au plus près, confirmé par le reflet que lui renvoie la glace. Et maintenant, la cravate, choix particulièrement délicat. Fourrageant dans sa réserve suspendue à une cordelette tendue à l’intérieur d’une porte d'armoire, il cherche fébrilement, hésite puis en saisit deux, chacune dans une main. Le plus sage, n’était-il pas d’en parler à sa femme, dont le goût très sûr n’était jamais en défaut.

— Colette, qu’est-ce que tu en penses ? Interroge-t-il en se présentant, à la porte de la cuisine fleurant bon le café. Celle-ci... ou celle-là ?

— Ah non ! Pas celle-là ! L’autre, oui, plus sobre, moins fantaisiste... Tiens, assieds-toi, le déjeuner est prêt. Dépêche-toi ! L’heure tourne.

Un quart d’heure plus tard, au volant de sa vieille 205, il se remémore les évènements de ces derniers jours qui sont venus bousculer la routine quotidienne, au sein du cabinet d’experts-comptables auquel il appartient. Lui, l’obscur employé, consciencieux, mais sans grande ambition s’est vu convoqué par le patron pour une entrevue qu’il n’aurait jamais eu l’idée de solliciter... Fallait-il l’appréhender ? Ses collègues, consultés, l’avaient rassuré : « Que crains-tu ? Un licenciement ? Il faudrait un motif. Cela fait huit ans que tu es dans la boite. On ne t’a jamais fait de reproche. Tu es d’une ponctualité exemplaire. Alors... ? Après tout, c’est peut-être pour une promotion ! Eh ! Qui sait ? »

— Vous voulez rire ! Avait-il répondu avec un haussement d’épaules.

Il s’en était cependant ouvert à Colette, sa femme. Celle-ci s’était d’abord montrée sceptique :

— Ah bon ! Tu es sûr ?

— Aussi sûr que je te vois là, devant moi. C’est mon chef de service qui m’a transmis la convocation. Tiens, la voilà.

Colette avait parcouru le texte, bref, mais sans ambigüité, précisant la date et l’heure.

— Oui, dit-elle, il n’y a pas de doute, à un détail près : ils ont mal orthographié ton nom. Ils ont écrit : RAPENAIS, avec un P. toi, c’est RABENAIS, avec un B.

— C’est rien, ça. Une faute de frappe tout simplement !

— Admettons...

Et le jour J était arrivé.

— Christian, à toi de jouer ! Avait clamé son chef de service, tenant encore son récepteur à la main.

Et Christian se lève, passe sa main dans ses cheveux, rectifie la bonne tenue de son costume, assure sa cravate et quitte la vaste enceinte bruissant de labeur où s’écoulaient ses journées de travail.

Le voici maintenant dans le saint des saints, froid et dépouillé à l’image de celui qui règne là et dont la réputation glaciale n’est plus à faire.

Or, voici que ce dernier s’avance vers lui, la main tendue, presque chaleureux :

— Comment allez-vous, mon cher Rapenais ?

— Très bien, merci, murmure Christian assez dérouté.

D’un geste avenant, le maitre des lieux lui désigne un siège. Ils prennent place de part et d’autre d’un vaste bureau dépouillé de tout document.

— Oui, je vous ai fait venir afin que nous fassions plus ample connaissance et... Ah ! Excusez-moi...

Un appel téléphonique, une réponse laconique et discrète. Le patron se lève :

— Veuillez m’excuser. Je vous demande un petit instant... Il sort.

Christian tend l’oreille, le bruit des pas décroit dans le long couloir que lui-même a parcouru quelques minutes plus tôt. Ah comment qu’il l’excuse ! L’étau qui lui étreignait la poitrine se desserre un peu. Une inspiration lui vient soudain : s'il appelait Colette sur son portable, un petit instant, pour lui dire...

— Colette, prononce-t-il à voix basse, c’est moi, juste pour te dire que je te parle du bureau du patron...

— Oui, et alors ? (La voix est inquiète.).

— Et alors, cela ne se passe pas trop mal. Il m’a bien accueilli. Il a dû s’absenter un moment, c’est pourquoi j’en profite pour t’appeler. Mais tu sais, j’ai bonne impression.

— Ne t’emballe pas trop vite ! Je te connais, incorrigible rêveur. Reste les pieds sur terre.

— Oui... oui... Ne crains rien. Ah ! j’entends des pas qui se rapprochent. Byebye ! À tout à l’heure, murmure-t-il. Le portable disparaît dans la poche. Christian fait bonne contenance.

— Vous le voyez, on ne s’appartient pas, dit le patron en reprenant sa place. Bon, où en étions-nous ? Ah oui, je vous disais donc, mon cher Rapenais...

Là, Christian ébauche un geste de dénégation et, timidement, hasarde :

— Pardon, mon nom...

— Je vous disais donc, enchaîne son vis-à-vis comme s’il était pressé d’aller au but, qu’après étude du rapport de monsieur Ratel, votre chef de service, il apparait que vous n’êtes pas étranger aux bons résultats du dernier trimestre, et je tenais à vous en féliciter.

—... ! ? Christian, stupéfait, reste bouche close.

— Aussi, enchaîne son interlocuteur, j’ai l’intention de revoir l’organigramme, afin que vous soient confiées des responsabilités correspondant mieux à vos compétences.

Christian, confus, voudrait dire combien lui-même est attaché à la société au sein de laquelle il travaille depuis huit ans ; il hésite, cherche ses mots...

— Vous savez, continue le Directeur, on se figure souvent que, dans une maison importante comme la nôtre, on n’est qu’un petit rouage anonyme, non indispensable peut-être... Eh bien, détrompez-vous. Il n’en est rien. Un patron doit connaitre les capacités de son personnel, du haut en bas de l’échelle et chacun a son rôle à jouer dans la bonne marche de la Société.

Suivent quelques considérations d’ordre général et, sur un signe, ils se lèvent. Christian saisit la main qui se tend vers lui tandis que la voix conclut, chaleureuse : « À bientôt ! Nous reparlerons de tout cela... ».

Il sort du vaste bureau comme un automate, se demandant s’il ne rêve pas...

Le soir, de retour chez lui, il est assailli de questions par son épouse, fort intriguée comme bien l’on pense.

— Alors, cet entretien ?

— Bien ! Très bien même ! S’entend-il prononcer avec une assurance qu’il était loin de ressentir.

Mais encore ?

Et Christian s’efforce de relater, aussi fidèlement que possible, l’entretien du matin.

 — Il t’a vraiment parlé de la sorte ? Cela ne ressemble pas à sa réputation...

— Oh ! Tu sais, ce que disent les gens n’est pas toujours fondé. Il y a beaucoup de préjugés.

Peu à peu, il reprenait pied, son optimisme naturel agissant, et il se montrait convaincu (ou voulait-il s’en persuader lui-même ?) qu’il ne s’agissait pas d’un leurre. Colette, cependant, restait dubitative. Il le sentait.

— Tu ne me crois pas ? Qu’est-ce qui te gêne ?

— Qu’est-ce qui me gêne ? Mais tout ! Ça me parait tellement invraisemblable !

— Tu veux dire qu’il ne peut s’agir de moi ? Que je ne saurais être capable de...

— Non ! Je ne dis pas ça, mais enfin, c’est si soudain ! Ton patron a mis du temps à s’apercevoir que tu existais.

— Mieux vaut tard que jamais.

— Ah ! Toi et ton optimisme... !

— Et toi, ton pessimisme ! Ah ! Je te jure, tu n’es pas drôle !

L’échange tournait à l’aigre et ils en étaient malheureux. Soudain, Colette eut une inspiration :

— Montre donc ta convocation de l’autre jour.

Oh ! Je ne sais pas si je l’ai gardée, prononça Christian, réticent. C’est déjà vieux.

— Regarde quand même.

— Qu’est-ce que ça va te donner ?

— Regarde, je te dis.

De mauvaises grâces, il s’exécute, recherche dans un petit classeur en bois gardant les papiers en attente. « Tiens, la voilà... » Colette s’en empare, la relit :

— Et puis, dit-elle, c’est ça qui me chiffonne ! Et elle lui met le papier sous le nez en marquant d’un pouce rageur le nom patronymique du destinataire. Tu vois, ça, ce n’est pas ton nom !

— Décidément, tu y tiens ! Je t’ai dit : une faute de frappe, simplement !

La discussion s’avérait sans issue. Il valait mieux en rester là pour aujourd’hui.

Des jours, des semaines passèrent sans autre manifestation de la Direction. « Je m’en doutais, pensait Colette, in petto. Ce n’était pas vraisemblable. Mon pauvre Christian, ce que tu peux être naïf ! » Mais elle se gardait bien de triompher. La réalité des faits se chargerait de lui ouvrir les yeux.

Christian, de son côté, se disait : « Je n’entends plus parler de rien, mais c’est normal ; si la réorganisation est profonde, cela demande du temps. Et puis, il y a forcément des susceptibilités à ménager, des postes à modifier ; tout ceci nécessite des rencontres, des débats, des confrontations peut-être. Il faut savoir attendre. »

Et, pour tromper son impatience, il se prenait à rêver, mais c’était là son jardin secret ; il sera toujours temps d’en parler au moment opportun... « Voyons, se disait-il, en supputant un gain de salaire raisonnable, nous pourrons peut-être envisager de devenir propriétaires, avec l’aide d’emprunts possibles, puisque garantis par un emploi stable et bien rémunéré. Ou bien... serait-il préférable de commencer par la caravane dont il rêve depuis si longtemps et qui leur permettrait de prendre des vacances, là et quand il leur plairait et, en plus, de profiter des fins de semaine, des ponts, pour de petites escapades en amoureux.

Oui, mais... il faudrait alors changer de voiture, leur vieille 205 n’étant pas assez puissante pour tracter la caravane. Bah ! Ce n’est pas infaisable dès lors qu’on a les moyens. Question d’organisation, tout simplement. »

Tout simplement... Tout simplement ! Tel était son leitmotiv...

Et voilà qu’un jour, un lundi au début d’une matinée qui s’annonçait de routine, sans problème, la foudre avait éclaté. Rabenais, la Direction te demande !

— Enfin ! Se dit Christian, inquiet, mais confiant.

L’entrevue fut brève, le patron fulminait :

— Ah ! Vous, alors, vous ne manquez pas de culot !

— Mais... Monsieur le Directeur...

— Taisez-vous ! Je n’aime pas qu’on se moque de moi ! Vous ne pouvez pas ignorer qu’un avocat renommé, Maitre Rapanais, originaire de notre ville, aujourd’hui sénateur, existe ?

—...!?

— Et profitant d’une similitude de nom, vous m’avez laissé croire que...

— Mais...

— Vous savez comment ça s’appelle ce genre d’agissements ? Usurpation de nom, d’identité ! Et c’est passible de...

Alors là, ça dépassait les bornes ! Et Christian, perdant son flegme coutumier, lui coupa la parole :

 

— Pardon ! Monsieur le Directeur, j’ai essayé plusieurs fois d’attirer votre attention sur le fait que, excusez-moi, vous pro­nonciez mal mon nom qui est : RABENAIS, avec un B et non RAPENAIS, mais vous ne m’avez jamais laissé finir. Je vous prie de bien vouloir m’excuser, mais...

— Vous... vous avez voulu... ?

— Oui, Monsieur le Directeur, même que ma femme m’avait fait remarquer déjà, sur la lettre de convocation, que le nom était différent, à une lettre près, évidemment.

— À une lettre près... Évidemment, comme vous dites.

Et soudain, le grand patron que tout le monde craignait semble perdre de sa superbe. S’aperçoit-il enfin que, aveuglé par l’ambition, il avait nourri un projet plutôt naïf que véritablement blâmable. Il s’était dit qu’il était peut-être bon de s’attirer les bonnes grâces d’une personnalité locale, proche des milieux parlementaires, qui plus est, par l’intermédiaire d’un parent - fils ou neveu ? - que le hasard avait mis sur sa route. Il avait simplement omis de se renseigner, trop sûr de lui et convaincu qu’il s’agissait du même nom. Pourquoi diable avait-il manqué à ce point de circonspection ? Cela ne lui ressemblait pourtant pas ! Bref, il s’était fourvoyé, tel un novice. À lui de reprendre les choses en main et se ressaisissant très vite :

— En fait, dit-il d’une voix calme et assurée à l’adresse de son subordonné qui ne savait quelle attitude prendre (Protester ou s’écraser ? Sa situation était en jeu : pot de terre contre pot de fer) en fait l’erreur est humaine et il n’y a rien de catastrophique, mais cela demande réflexion - (Ah ! Tout de même ! Pense Christian qui s’estime bafoué en la matière).

Aussi, continuait l’autre, je reverrai effectivement votre classement, je m’y engage personnellement. Allons, oublions ce..., malentendu, déclare-t-il, redevenu maitre de la situation ; et, quittant son siège, il invite Christian à gagner la porte qu’il a déjà entrouverte puis, se ravisant, il la referme et, sur un ton confidentiel : « Naturellement, pas un mot de tout cela à vos collègues ? Hein ! Je compte sur vous. ».

— Naturellement, Monsieur le Directeur.

Le soir, pendant le trajet de retour à son domicile, Christian rumine les phases de l’aventure. C’est sûr, j’ai été bien naïf, se dit-il, et Colette avait raison comme toujours... Et, telle la Perrette du fabuliste, il ne peut que penser : adieu projets, caravane, voyages... à moins que, on ne sait jamais... si le patron tient sa promesse... Son optimisme reprend le dessus. Allons, tout espoir n’est pas perdu...

Tard, dans la soirée, il décide enfin d’aborder le sujet avec sa femme.

— Ah ! Dit-il d’un ton détaché, il faut que je te dise, j’ai revu le patron.

— Ah oui ! Et alors ?

— Eh bien, je crois que c’est en bonne voie. Sincèrement, on peut y croire.

— Vraiment ?

— Vraiment. Tiens, on va arroser ça ! (Il ne dirait rien ce soir, ni jamais sans doute, de la « lettre » cause de la méprise.) Et Colette, étonnée, mais rassérénée, trinque de bonne grâce avec son fantasque époux. Après tout, il fallait peut-être lui faire confiance. Ils avaient la vie devant eux et... on peut toujours rêver.

La Déchirure

Véronique, enfoncée dans son fauteuil, soupire, feuillette négligemment le magazine posé sur ses genoux, lève les yeux vers la fenêtre, soupire encore. Dehors, en ce dimanche de novembre, depuis ce matin, il pleut inlassablement, une de ces pluies poussées par un tort vent de nord-ouest qui projette Peau par rafales dans les vitres.

Plongée dans sa rêverie morose, elle n’a pas entendu le bruit feutré de l’ascenseur qui stoppe à son étage. On sonne. Qui cela peut-il être ? Elle n’attend personne. D’ailleurs, par ce temps de désolation, qui oserait se mettre dehors ?

Intriguée, repoussant son magazine, elle se lève, va ouvrir, étouffe un cri de surprise...

— Fabien !? C’est toi !

— Oui, c’est moi... Il fallait que je te voie.

— Mais...

— Non, attends, ne proteste pas...

Protester ? Véronique en est bien incapable, trop bouleversée par ce retour inopiné.

En un flash-back implacable, elle revit les jours où peu à peu, elle avait vécu l'effondrement d’un beau rêve où pourtant tout semblait aller de soi : leur entente d’adolescents, le bac, leur entrée dans le monde du travail (une entreprise d’import-export alors en pleine expansion). Secrètement, elle rêvait de pouvoir un jour s’appuyer à son bras, poser sa tête sur son épaule. Mais, trop sage peut-être, elle songeait d’abord à asseoir sa situation.

Un jour, une nouvelle secrétaire de direction avait été nommée en remplacement de celle qui partait en retraite. À tous, elle était apparue comme une femme de tête pertinente, non dénuée d’humour, au demeurant d’une sobre élégance, ce qui ne manquait pas de susciter chez les hommes des regards éloquents.

Véronique, quant à elle, ne fut nullement troublée par la nouvelle arrivante. Consciente de n’être qu’un petit maillon dans l’entreprise, ayant la chance d’être affectée dans le même service que l’élu de son cœur... que demander d’autre ?

Un matin, un appel se fit entendre : « On demande M. Rougier à la Direction ». Fabien Rougier avait relevé la tête au-dessus de son écran d’ordinateur, un instant incrédule puis, quittant son siège, il avait échangé un regard étonné avec Véro qui lui avait répondu par un sourire amusé accompagné d’un gentil mouvement de la main signifiant : allez... allez...

Le soir, à la sortie du travail, ils en avaient reparlé bien sûr. Fabien s’était montré évasif. Véro s’était faite rassurante : « Bah ! Elle veut peut-être tester le personnel. Demain, elle en appellera sans doute un autre.

Il n’en fut rien. Ou, plus exactement, les jours suivants, Fabien fut mandé à plusieurs reprises, ce qui avait soulevé quelque curiosité chez ses collègues, lesquels n’eurent droit à aucun commentaire, contrairement à l’habitude de Fabien, plutôt disert et enjoué. Véro, intriguée elle aussi, respectait son silence, mais elle notait chez Fabien un changement d’attitude à son égard. Moins spontané, il paraissait soucieux. Il avait même plusieurs fois décliné tel projet pour le week-end, telle soirée au cinéma.

Et Véro avait senti pénétrer en elle le dard insidieux du doute. Que se passait-il donc ? Elle ressentait comme une fêlure dans ce qui faisait sa joie de vivre. Il lui fallait sans plus tarder interroger Fabien.

Or, ce fut lui qui la devança ; un soir, à la sortie des bureaux, alors qu’elle le rejoignait, il lui annonça tout de go qu’une mutation - aux couleurs d’avancement - lui était proposée. Cela eût dû la réjouir, mais la confiance n’était plus de mise. Elle sursauta :

— Un avancement... ! Sur place ?

— Non, à l’extérieur.

Elle aurait pu demander : où ? Comment ? Mais le doute couvait en elle depuis trop longtemps. Elle n’avait pu se contenir :

— C’est « elle » qui te l’a proposé ?

— C’est la Direction.

— Oui... enfin, je me comprends.

À partir de cet instant, le soupçon en elle se mua en certitude et sa souffrance intime se fit plus aigüe. Elle aurait voulu parler à Fabien en le regardant droit dans les yeux, lui demander une explication, pourquoi ce changement à son égard ? Mais quelque chose en elle se cabrait, se durcissait. Le venin de la trahison faisait son œuvre. Elle avait bien essayé de se raisonner : après tout, il était libre, il ne lui avait rien promis. Mais alors cette entente, cette connivence de tous les jours, c’était pour rien ? Pour passer le temps ? Non, elle ne pouvait y croire. Elle explosa soudain :

— C’est pour « elle » que tu obtempères ? C’est « elle » qui te mène, hein ?

— Ah ! Je t’en prie !

— Tiens, voyons ! Tu crois que je n’ai pas compris ? Tu me prends donc pour une oie blanche ?

Et brusquement tout s’était effondré en elle comme un château de cartes. La lutte était par trop inégale entre cette femme si sûre d’elle et elle, Véro, qui se jugeait insignifiante, avec sa silhouette un peu rondelette, ses cheveux souvent en bataille, et ce caractère si accommodant qui l’avait conduite à se leurrer de la sorte. Plus beau avait été le rêve, plus dure était la chute...

Alors les choses s’étaient précipitées : Fabien avait réalisé sa mutation. Plus tard, la secrétaire fut mutée à son tour. Elle « montait » à Paris, disait-on. Et tout rentra dans l’ordre, apparemment du moins, car au bureau les commentaires à peine voilés allaient leur train. Véronique, ulcérée, voulut les ignorer, murée dans un silence que ses collègues s’efforçaient de respecter. En quoi auraient-ils pu y faire quelque chose ? Sinon retourner le fer dans la plaie. Pour cela, elle y suffisait largement.

Le temps a passé. Combien d’années ? Deux ? Trois ?... Cinq années se sont écoulées. Véro a creusé son sillon laborieusement, consciencieusement. Son travail est apprécié. Elle est maintenant chez elle, occupant un petit appartement dans une résidence tranquille. La page est tournée.

Seulement tournée... ? Ou arrachée ?

Et voici qu’aujourd’hui, par ce lugubre dimanche de novembre, ce passé qu’elle croyait mort lui saute au visage.

Fabien est là, debout dans l’embrasure de sa porte. Il hésite, le regard quémandeur : « Je... je peux entrer ? »

Tout son être à elle crie NON ! Mais ses lèvres démentent : « Ou...i, entre » dit-elle comme à regret en s’effaçant pour lui livrer passage, cependant que son cœur bat la chamade.

Intimidé, il reste là, gauche soudain. Il la regarde. Elle a changé. Elle lui paraît plus grande dans sa stricte jupe droite, les cheveux coupés court. Le visage a perdu ses rondeurs enfantines. Elle fait plus femme. Machinalement, il regarde ses mains... où ne brille nul anneau. D’un geste, Véro lui indique un fauteuil. Elle prend place en face de lui, mais reste droite au bord de son siège, visiblement sur la défensive. Un silence pénible s’est instauré, ponctué seulement par les rafales de vent. Il faut absolument rompre ce silence...

— Véro... commence-t-il.

— Alors, que voulais-tu me dire ? Demande-t-elle froidement. Ils ont parlé simultanément, précipitamment, pour en finir.

— Eh bien... voilà... commence-t-il, embarrassé.

Visiblement, mal à l’aise, Fabien raconte alors sa muta­tion comme responsable d’une petite filiale, ses réticences : « Je ne me sentais pas prêt... ».

— Tu aurais pu m’en parler ! Dit-elle avec un accent de reproche.

— Oui... j’hésitais, craignant de passer à côté de ma chance.

— Et c’est « elle » qui t’a embobiné. Elle n’a pas dû avoir trop de mal ! Véronique avait parlé d’une voix sèche et dure.

— Oh ! Ce n’est pas tout à fait comme tu l’imagines, reprend-il d’une voix sourde où se devine du désenchantement. Elle me parlait de capacités « potentielles », d’esprit de compétition qu’il me fallait stimuler. Elle m’abreuvait de conseils, me passait des bouquins à compulser en dehors de mon travail.

— Et cela te flattait ! Ensuite ?

— J’ai donc accepté la mutation, non sans appréhension. Chaque semaine, elle venait me contrôler, m’encourager...

— Tiens voyons ! Vous ne faisiez pas qu’enfiler des perles pendant le week-end, je suppose !

— Véro... supplie-t-il.

— Oh ! Je t’en prie ! Rétorque-t-elle, acerbe.

Il réalise alors qu’il a devant lui une femme blessée au plus profond d’elle-même. Elle lui en veut et elle s’en veut. Son amertume est totale. Quel gâchis !

Vient alors la suite du récit de Fabien, peu reluisante. Péniblement, il enchaîne : lorsque sa « maîtresse » au double sens du mot fut mutée à Paris, elle n’eut de cesse qu’il n’y vînt aussi. Ce fut alors prétexte à mondanités, cocktails assommants où chacun snobe son voisin, jusqu’au jour où il comprit enfin qu’il servait de faire-valoir à cette intrigante qui menait un double jeu dans lequel il n’était qu’un pion : maîtresse officieuse d’un ministre qui aspirait aux plus hautes fonctions dans l’État, il lui fallait une couverture. Et la couverture, c’était lui !

Le réveil fut brutal pour Fabien et la rupture cinglante. Il avait mordu la poussière. Il ne l’avait pas volé. En somme, il venait faire son mea-culpa.

Prostrée, le visage caché dans ses mains, Véronique ne l’avait pas interrompu. Elle se lève enfin. Fabien comprend le signal et fait de même. Il tente un geste vers elle : « Véro, je voudrais que tu comprennes... »

— Non ! Je t’en prie... va-t’en !

Il y a comme une supplique dans la voix qui défaille plutôt qu’une injonction.

Comme un automate, il se dirige vers la sortie ; elle suit, claque la porte sur ses talons et, faisant volte-face, le dos plaqué au vantail de bois, contenant à grand-peine les battements de son cœur, le visage ruisselant de larmes, elle écoute le mouvement de l’ascenseur. Il arrive, la porte palière s’ouvre puis se referme ; un déclic. C’est fini.

Elle peut encore courir à la fenêtre, guetter sa sortie, le rappeler peut-être ? À quoi bon ? Elle a bu la coupe jusqu’à la lie.

Lentement, Véronique se laisse glisser le long de la porte et, pelotonnée, recroquevillée sur elle-même, la tête ployée sur ses avant-bras enserrant ses genoux, elle serre les poings pour ne pas hurler sa détresse et demeure ainsi prostrée, anéantie. La déchirure est consommée.

Dehors, le vent s’est enfin calmé. Il gémit maintenant doucement, comme pour bercer la peine de Véro, cependant que la pluie, apaisée elle aussi, coule lentement comme des larmes sur la vitre que la nuit investit.

L’enfant qui se cherchait

Dans une fin de jour maussade, sentant l’approche de novembre, le gamin, son sac d’écolier au dos, restait là le front collé à la vitre sale et empoussiérée, scrutant le moindre mouvement se manifestant à l’intérieur de ce qui apparaissait d’emblée comme un vaste atelier. Ce n’était pas la première fois qu’il s’arrêtait là en revenant de l’école.

Ce qui se passait derrière cette façade vitrée l’intriguait, mais il n’avait jamais pu satisfaire sa curiosité. Apparemment, peu de monde se manifestait en ces lieux hormis les gens qui y travaillaient. Parfois, au hasard d’une sortie de l’un d’eux, la porte entrouverte avait laissé filtrer une odeur de bois fraî­chement travaillé, de vernis, de copeaux qui lui rappelait l’atelier de son oncle, menuisier à la campagne. Mais ici, le travail effectué lui semblait plus secret, chargé de mystère. Lorsque le temps se faisait particulièrement sombre, l’atelier s’éclairait de l’intérieur et l’on distinguait alors des formes oblongues accro­chées ici ou là ou bien posées sur de longues tables autour desquelles s’activaient ceux qui œuvraient en ce lieu. Choses et gens avaient, aux yeux du garçon, un aspect fantomatique qui le fascinait.

Dans le même temps, en cette fin de journée morose, André Laumière rentrait à bicyclette de l’usine où il travaillait. De taille moyenne, son bleu de travail laissait deviner un corps maigre, osseux, légèrement voûté. Des traces de fatigue se lisaient sur son visage. Parvenu chez lui, il se dirige vers l’une de ces petites maisons jumelées, toutes semblables, entourées d’un jardinet plus ou moins bien entretenu : vestiges d’une ancienne cité ouvrière conçue au XIXème siècle et qui aurait du être rasée cependant que des résidences modernes avaient été édifiées non loin de là, après la guerre de 1939-1945, dans le cadre de la reconstruction. Mais, par un manque chronique de crédits, la municipalité retardait sa disparition. Ceci permettait, faute de mieux, de loger des familles à petit budget.

C’était précisément le cas des Laumière et de leurs trois enfants âgés de neuf ans à six mois. Rentrant au logis, après un bref salut, le papa s’informe :

— Il est rentré, Marcel ?

— Non, répond la maman occupée à changer sa petite dernière, mais il ne va pas tarder... Tiens ! je crois bien que c’est lui.

De fait, notre gamin entrait, se débarrassait de son sac à dos.

— C’est à cette heure-là que tu rentres ? Dit son père d’un ton, peu amène. L’école est finie depuis longtemps. Tu sais bien que je ne veux pas te savoir à traîner dans les rues !

— J’étais chez mon copain Alex... Bon, je vais dans la chambre, apprendre mes leçons.

Dans la pièce unique du rez-de-chaussée servant à la fois de cuisine et de salle à manger, le père se laisse tomber sur une chaise, visiblement las.

— Pourquoi est-il toujours fourré chez cet Alex ? Il ne peut pas rentrer faire ses devoirs à la maison comme tout le monde !

D’abord, ces gens-là ne sont pas de notre milieu.

— C’est la maman d’Alex qui le lui a gentiment proposé. Tu sais bien que Marcel est faible en calcul et ce n’est pas nous qui pouvons l’aider. C’est ce que fait Alex. De plus, avec son petit frère qui partage la chambre avec lui, ce n’est pas toujours facile de travailler.

— Naturellement, tu trouveras toujours de bonnes raisons... Bon, est-ce qu’on mange bientôt ? J’ai faim.

— C’est prêt. Je vais coucher Roselyne et on se met à table.

L’ouvrier disait vrai en mettant l’accent sur la différence de milieu social entre eux et les parents d’Alex. Outre que ceux-ci habitaient une belle demeure arborée en bordure du boulevard tout proche, leur situation était aux antipodes de celle des Laumière, bien qu’ayant un très lointain rapport.

En effet, madame Garland (née Leraisnais), la maman d’Alex, était la lointaine héritière d’une ancienne fonderie créée au XIXème siècle, qui fut prospère notamment à la faveur de la guerre de 1914-1918 et alimentée par l’exploitation de mines de fer toutes proches, aujourd’hui épuisées. A la suite de différentes mutations plus ou moins heureuses, liées à l’évolution technique en matière de sidérurgie et aux événements qui marquèrent le milieu du XXème siècle, l’entreprise connut un certain déclin et des scissions successives pour passer finalement aux mains d’une multinationale. Mais la dynastie des Leraisnais, ceux-là même qui étaient à l’origine de la petite cité ouvrière où habitait la famille Laumière, avait habilement négocié ces changements successifs et leur dernière représentante, qui avait entre-temps épousé Maître Garland, avocat, jouissait d’une situation très confortable et d’une certaine considération dans sa ville natale.

L’usine où travaillait le papa de Marcel n’était autre qu’une branche sous-traitante issue de l’ancienne fonderie et naturellement sous une autre raison sociale, mais pour lui, c’était toujours l’entreprise Leraisnais et, s’il s’échinait à la tâche, comme l’avaient fait avant lui son père et son grand-père, c’était toujours au profit de leur dernière descendante. D’où un ressentiment bien enraciné auquel Marcel ne comprenait pas grand-chose. La lutte des classes ? Notion bien abstraite pour un gamin de neuf ans.

A quelque temps de là, alors que cédant à sa curiosité, au retour de l’école, le nez collé à la vitre, il scrutait l’étrange atelier, il aperçut une silhouette qui se dirigeait vers la porte. Instinctivement, il esquissa un geste de retrait, mais... trop tard !

— Alors petiot, cela t’intéresse tant que ça ce qui se passe ici ?

Le ton était bienveillant et le visage avenant. Le gamin respirait et, levant les yeux vers celui qui lui parlait ainsi, il bafouilla :

— Heu... j’sais pas, m’sieur, mais j’regardais pour savoir...

— Eh bien, regarde, mon garçon, tu vas comprendre.

Comprendre ? c’est vite dit...

Par la porte grande ouverte, en restant sur le seuil, Marcel réalise qu’il s’agit bien d’un atelier de menuisier, semble-t-il, mais ce ne sont pas des meubles qu’on y fabrique. Toutes ces formes bizarres...

— Tu vois, reprenait l’homme d’une voix tranquille, je fabrique des instruments de musique, des violons si tu préfères. Je suis luthier.

L’enfant, les yeux écarquillés, parcourt du regard ce lieu qui l’intriguait tant. Est-il satisfait ? Déçu ? Il ne saurait dire...

— Alors ça te va ?

— Oui, m’sieur, je croyais...

— Allons, j’ai du travail, je dois te laisser, mais une autre fois si tu veux, je t’expliquerai.

— Ah oui ? Merci m’sieur !

Confiant, ragaillardi, Marcel réajuste son sac sur son dos. Levant les yeux, il aperçoit au-dessus de la porte un panneau portant ces mots en lettres majuscules : Joël RATUREAU - Luthier. Alors, le cœur léger soudain, il prend la direction de sa demeure.

Des jours ont passé. Aujourd’hui, c’est mercredi, jour de congé. Vers la fin de l’après-midi, Marcel enfile son blouson, enroule son cache-nez autour de son cou et, dégringolant l’escalier de la chambre, crie à la cantonade à l’adresse de sa mère : « Je vais chez Alex ! » et sort vite fait.

Il a bon dos, Alex, mais ce n’est pas chez lui que se dirige le garçon. Depuis plusieurs jours rongeant son frein, partagé entre son désir et la crainte de déranger, il n’y tient plus. Peut-être qu’aujourd’hui monsieur Ratureau aura le temps... ?

Il est là, depuis un quart d’heure, le front contre la vitre, espérant qu’on va l’apercevoir de l’intérieur, mais c’est une autre voix qui l’interpelle et qu’il n’attendait pas. Son père est là, interloqué :

— Mais qu’est-ce que tu fais là ?! Tu peux me dire ? Qu’est-ce que c’est qu’un gamin pareil ! Tu sais bien que...

La main sur son épaule, furieux, il le secoue sans ménagement. Et soudain la porte de l’atelier s’ouvre. M. Ratureau, alerté par cette agitation, interpelle cet homme qui se permet de...

— Qu’est-ce que vous voulez à cet enfant ?

— Comment ? Qu’est-ce que je lui veux ? Mais c’est mon gamin et...

— Oui ! M’sieur, c’est mon père... affirme timidement Marcel.

Et il vient me chercher.

— Ah bon ! Dit M. Ratureau qui ne doute pas un instant de la sincérité de Marcel. Alors, excusez-moi, mais nous nous connaissons, lui et moi, et je lui avais promis de lui montrer mon atelier alors, vous comprenez...

Non, il ne comprend pas. Décontenancé, André Laumière ne sait plus quoi dire. Le luthier profite de ce silence pour clarifier la situation :

— Écoutez, je ne peux pas lui faire voir ce soir, j’ai une commande pressée, mais un autre jour, mettons mercredi prochain ? Hein ? ça te va petit... c’est comment déjà ton nom ?

— Marcel, Marcel Laumière.

— Eh bien, Marcel, c’est d’accord pour mercredi, mettons... vers seize heures ? Et vous aussi, monsieur, si ça vous intéresse ?

— Oh non ! Moi je travaille...

M. Ratureau sourit, tapote amicalement la joue de Mar­cel et tend la main à son père dont il a désarmé la colère. Allez, à mercredi. Avant de rentrer, il prend encore le temps de suivre du regard les deux silhouettes qui lui semblent cheminer paisiblement.

Et c’est ainsi que, la semaine suivante, Marcel peut enfin satisfaire pleinement sa curiosité, en toute légalité et avec l’accord de son père.

Pour le mettre tout à fait à l’aise, M. Ratureau le pré­sente d’abord à son personnel - deux adultes et un jeune garçon d’environ 15-16 ans, vraisemblablement en apprentissage, auxquels il faut ajouter une dame qui assure le secrétariat.

— L’enfant, heureux mais intimidé se plie à ce protocole avec la hâte d’entrer dans le vif du sujet. L’œil aux aguets, il va d’abord à l’essentiel :

— C’est ça un violon ? Dit-il en désignant un instrument flambant neuf qui repose dans son écrin. Il est petit ! Et celui-là, pourquoi il est plus grand ? C’est pour les grandes personnes ?

M. Ratureau sourit. « Il est vraiment gentil » pense Marcel qui sent fondre sa timidité. De fait, le luthier est un brave homme, un artiste qui est touché par l’intérêt de l’enfant pour son métier.

— Attends, je vais t’expliquer, lui dit-il. Et, sans être trop technique, il lui démontre les différentes sonorités du violon, de l’alto, du violoncelle devant lequel Marcel reste bouche bée : « Mais, comment on fait pour le mettre sous le menton ? »

Le maître des lieux rit franchement : « Mais non, petit, celui-là, il repose à terre. Mais il y a plus fort encore, viens voir. »

Marcel n’en croit pas ses yeux ! Devant lui et plus grand que lui se dresse, calé dans un angle, un énorme instrument au ventre rutilant orangé tendu de ses quatre cordes bien alignées.

— Celui-là, dit M. Ratureau, c’est la contrebasse qui donne les sons les plus graves.

— Vous dites que c’est grave ? C’est pas bien alors ?

— Mais non. On dit que le son est grave lorsqu’il est plus sourd, comme étouffé si tu veux. Tiens, écoute.

Et, armé de l’archet qui convient à chaque instrument, il fait entendre de l’aigu du violon au bourdon de la contrebasse, la richesse de la palette des sons. « Tu vois, plus c’est gros, plus c’est grave. En fait, les sons, c’est comme les couleurs. Tu peux passer du bleu le plus pâle au bleu presque noir, ou du rose presque blanc au rouge sang le plus foncé. »

— Bon, enchaîne-t-il conciliant, c’est suffisant pour aujourd’hui, mais dis-moi, est-ce que tu chantes bien ? Montre un peu pour voir. Qu’est-ce que tu peux me chanter ?

Mis en confiance, Marcel se redresse, prend son souffle et entonne : « C’est la lutte finale, groupons-nous et demain... » La voix est fraîche, bien posée.

Bien, fait M. Ratureau, bien, mais encore, sais-tu autre chose ?

— Oui ! Je sais : « Aux armes citoyens ! Formez vos bataillons... »

— Ah ! Très bien ! (Dans l’atelier des rires étouffés se font entendre). Très bien, mais à l’école, vous chantez des chansons ?

Marcel réfléchit : ah oui ! Je connais : « Mon beau sapin, roi des forêts, Que j’aime ta parure, Quand par l’hiver bois égarés... »

— Non, l’interrompt M. Ratureau, non, pas « égarés » mais : bois et guérets. Sais-tu ce que c’est les « guérets ? »

— Ben... non...

— Les guérets, ce sont des champs, des terres labourées. Bon, on en reste là pour aujourd’hui, mais je vois que tu as la voix juste et une bonne oreille. On fera quelque chose de toi, mon garçon !

— Vous voulez dire que... mais mon père, il voudra pas. Il voudra que j’aille à l’usine comme lui. Et moi, j’ai pas envie, j’aimerais mieux travailler chez vous.

M. Ratureau sourit : « Comme tu y vas ! Mais on n’en est pas là. Il faut d’abord que tu travailles bien à l’école. Après, quand tu seras plus grand, je pourrais te prendre comme apprentis. On verra. Allez, file ! Rentre chez toi. Tu peux revenir mercredi, je te montrerai autre chose.

Ce soir-là, l’œil émoustillé, Marcel put raconter à ses parents ses découvertes. Il se sentait libéré. Son père se contenta de hocher la tête, sans commentaires. Quant à sa maman, elle se garda bien d’évoquer le mensonge initial de son aîné, ne voulant pas ternir son bonheur évident.

Une semaine plus tard et cette fois-ci tôt dans l’après-midi, Marcel clama : « Je vais chez M. Ratureau ! »

— Mais, hasarda sa mère, tu ne crains pas de le déranger ?

— Mais non ! C’est lui qui m’a dit.

Quelle assurance ! Fier comme un petit homme, mains dans les poches, il part d’une démarche assurée : cette fois, il en est sûr, il va apprendre plein d’autres choses encore. Pourtant, à mesure qu’il approche, il se remet à douter ; c’est tellement imprévu... Il est en avance et ralentit sa marche, mais il fait froid, l’air est vif et il aimerait bien entrer tout de suite. Heureusement, quelqu’un l’a reconnu et lui ouvre la porte ; « Entre, ne reste pas à geler dehors. Le patron va bientôt arriver ». Il hume avec plaisir les odeurs de bois, de vernis qui lui sont maintenant familières, et suit du regard les gestes de ceux qui travaillent là.

Ah ! Voilà M. Ratureau. « Bonjour, m’sieur ».

— Bonjour Marcel. Tu es à l’heure, c’est bien. Je suis à toi tout de suite...

Quelques mots à l’un ou à l’autre, quelques consignes à donner, un regard à l’instrument que façonne l’un d’eux.

— Tiens, justement, dit-il à l’adresse de Marcel, viens voir par là. Tu vois ce panneau que Michel est en train de découper suivant un gabarit qui a la forme du violon. Regarde comme la scie est fine. Ce bois, c’est de l’érable, il constituera le dessus du violon qu’on appelle table d’harmonie. Mais il faudra le travailler, le creuser d’une certaine façon à l’aide de ces outils que tu vois là et qui s’appellent des gouges. Il faut des gestes légers, précis, contrôlés afin de ne pas compromettre le résultat. Ensuite, le travail sera affiné, poli à l’aide de ces petits rabots.

Et Marcel, ébahi, découvre des rabots qui n’ont rien à voir avec ceux qu’il connait chez son oncle menuisier.

— Ça ! Des rabots ! Comme ils sont petits !

— Eh oui. Regarde, celui-ci n’est pas plus grand que l’ongle de mon pouce. Tu sais, il faut cela pour faire un travail aussi minutieux. Le son obtenu en dépend. Le violon doit vibrer.

— Ça veut dire quoi, vibrer ?

— Un peu comme s’il frissonnait, si tu veux. Chaque violon vibre différemment et il y a des violons très anciens et très célèbres, très rares aussi. On les appelle des Stradivarius, du nom de celui qui les a fabriqués au début du XVIème siècle en Italie. Tiens, viens voir ici, le travail est plus avancé.

De fait, un alto est couché sur une longue table, offrant déjà l’aspect d’un instrument achevé auquel il manque cependant le manche qui repose tout près, à peine dégrossi, mais dont la volute joliment façonnée en spirale attire l’attention du garçon.

— C’est vous qui l’avez fait ? Demande-t-il émerveillé en regardant celui qui opère là, avec des gestes précis, mesurés. Ça ne doit pas être facile ? Je peux toucher ?

— Oui, là, tu peux.

— C’est doux, c’est joli.

Un peu plus loin, un jeune prépare une mixture à partir de divers colorants allant de l’aniline jaune au brun chaud du sandragon.

— C’est pour les peindre, demande encore Marcel qui s’enhardit.

— Ah non ! Petit. Un violon ça ne se peint pas ! On le vernit. Il en faut plusieurs couches, jusqu’à dix parfois. Entre chaque couche, il faut les laisser sécher longtemps. Si bien que, rien que pour vernir un violon, ça peut demander des mois. Là encore, la sonorité en dépend. Ils ont chacun leur sonorité. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de l’âme du violon. Tiens, va voir ceux qui sont dans la vitrine.

Marcel avait remarqué en effet un meuble vitré où étaient suspendus des violons flambants neufs et brillants dont la teinte allait du jaune orangé à l’acajou somptueux.

— Pourquoi ils n’ont pas tous la même couleur ?

Cela dépend du bois utilisé, du vernis aussi. Ce qui fait qu’ils n’ont pas tous la même sonorité. C’est assez mystérieux, tu sais...

Marcel demeure bouche bée. Eh bien ! il va en avoir à raconter, ce soir. Il prend soudain conscience de l’heure :

— Il faut que je m’en aille. Merci m’sieur. Au revoir.

Tous lui répondent à la cantonade : « Au revoir Marcel. » Et c’est ainsi que, de semaine en semaine, il se familiarisera avec l’activité de l’atelier. M. Ratureau, qui était un brave homme doté d’un esprit de pédagogue, réalisait que ce n’était pas, chez l’enfant, une simple passade, mais qu’il semblait vraiment attiré par son métier. Un peu jeune, certes, mais certaines vocations se révèlent de la sorte. Soucieux de la continuité de son art et de la qualité de ses recrues, il commençait à s’intéresser sérieusement à Marcel. Mais il le savait, il y a loin de la coupe aux lèvres. Il fallait laisser faire le temps, poser des jalons, observer. Un jour, il lui demanda :

— Dis-moi, Marcel, aimes-tu dessiner ?

— Oui, m’sieur.

— Par exemple ?

— Je dessine des bateaux, des avions, mon chat, et puis des bonshommes aussi.

— Tu pourrais, la prochaine fois m’apporter de tes dessins ?

— Ben... oui.

C’est ainsi que le luthier avait pris connaissance d’un véritable dossier, feuilles éparses où se mêlaient pages d’écolier avec l’appréciation du maître et papiers quelconques sur lesquels l’enfant avait exprimé les idées qui lui passaient par la tête. Le dessin était souvent naïf, mais révélait un esprit d’observation, un souci du détail et, ce qui ne pouvait échapper à un œil exercé, une netteté du trait, un soin apporté à l’ensemble, comme une exigence de perfection.

Et M. Ratureau s’était pris à rêver... Il se revoyait, enfant, couvrant de dessins précis tous les papiers qui lui tombaient sous la main.

Il y avait peut-être vraiment quelque chose à exploiter chez cet enfant. Mais, patience, il était bien jeune encore. Et puis, il y avait le père qui était, de toute évidence, peu enclin à s’intéresser aux choses de l’art. Alors, du côté de la mère, peut-être ? Mais il ne la connaissait pas, il lui faudrait la rencontrer.

Et voilà que le hasard - le destin ? - semble être de son côté, comme pour lui faire un signe. Un jour, alors que Marcel évoluait discrètement, selon ce qui était maintenant chez lui une habitude, dans le milieu qui lui était familier, quelqu’un frappa timidement à la porte. C’était madame Laumière qui se présentait, confuse :

— Excusez-moi monsieur, mais je suis la maman de Marcel et je viens lui dire qu’il a rendez-vous chez le dentiste à dix-sept heures. J’ai oublié de le lui rappeler tantôt.

— Ah très bien. Marcel ! c’est pour toi ! Le gamin arrive, tout étonné de la présence de sa mère.

— Il ne vous dérange pas au moins, s’inquiète celle-ci. J’ai beau lui dire, il ne m’écoute pas et n’a de cesse d’arriver chez vous. J’ai peur qu’il soit sans gêne...

— Mais non, pas du tout, soyez sans crainte. Il ne touche à rien, mais il observe beaucoup. Je crois que ça l’intéresse vraiment. Et tenez, justement, j’aimerais pouvoir en parler avec vous. Il est adroit de ses mains et pas sot, je l’ai remarqué et, ce qui ne gâte rien, il est bien élevé, ajoute le luthier sur un ton de confidence. Pourrai-je aller vous voir un jour qui vous conviendrait ?

Madame Laumière n’en croit pas ses oreilles. Elle est flattée et heureuse d’entendre parler ainsi de son Marcel. Bien sûr qu’elle accepte volontiers que M. Ratureau lui fasse visite, un après-midi de préférence, pendant que son mari est au travail par ce que, lui...

Il en fut décidé ainsi et au jour dit le luthier se présenta au modeste logis des parents de Marcel. D’un coup d’œil, il apprécia la propreté du petit jardin potager bien entretenu, agrémenté de quelques touffes fleuries, le bon état du portillon fraîchement peint, les rideaux blancs, bien tirés, aux fenêtres et l’intérieur net et ordonné. Des signes qui ne trompent pas. Sans préambule superflu, il entra dans le vif du sujet :

— Voyez-vous, madame Laumière, je prends très au sérieux l’intérêt que Marcel porte au travail que je fais. Au début, j’ai laissé passer le temps ; cela pouvait n’être qu’une passade, l’objet d’une simple curiosité. Mais plus je l’observe et plus je crois que c’est sérieux. Et ça, il ne faudrait pas passer à côté...

— Oui, j’entends bien, mais que faudrait-il faire ?

— Pour l’instant rien, si ce n’est l’encourager à bien travailler à l’école. A-t-il de bonnes notes ?

— Oui, dans l’ensemble, ça va sauf en calcul où il a du mal à comprendre.

— Il faudrait qu’il se fasse aider.

— C’est ce qu’il fait. Il s’entend bien avec Alex, le fils de madame Garland qui habite la grande villa sur le boulevard, vous voyez ?

— Oui, oui, très bien... Et vous pensez qu’il progresse ?

— Il dit qu’avec Alex, il comprend mieux. Les notes sont meil­leures depuis qu’il travaille avec lui.

— Très bien, il faut continuer.

— Mon mari n’aime pas beaucoup. Il dit qu’on n’est pas du même monde...

— Tenez bon. Dites-lui que c’est dans l’intérêt de Marcel.

— Oui, bien sûr. Mais après... que verriez-vous pour lui ?

— Bon, n’allons pas trop vite. Que Marcel passe le brevet des écoles déjà. Ensuite, s’il n’a pas changé d’idée, vous pourriez l’orienter vers une école spécialisée.

— Mais, monsieur, nous ne sommes pas riches et, après lui il y a son frère et sa petite sœur. Et, puis mon mari ne voudra jamais en entendre parler. Les études, c’est long et ça coûte cher. Ce n’est pas pour nous.

— Ne lui en parlez pas pour l’instant. Ne brusquons rien. Que Marcel continue à bien s’appliquer. Plus tard, nous verrons. Ce ne sera jamais du temps de perdu. Ensuite, il pourra obtenir une bourse d’études. Je vais vous dire : je suis moi-même issu d’une famille modeste, en milieu agricole, et l’ainé de cinq enfants. Et je peux vous assurer que mes parents ont beaucoup travaillé, beaucoup économisé, sans jamais prendre de repos. Moi-même, j’aidais aux travaux pendant les vacances.

Et un jour, le brave curé de notre paroisse s’est avisé que j’avais des dispositions pour la musique. Il m’a appris le solfège et à jouer de l’harmonium. C’est ainsi que je suis entré peu à peu dans ce domaine merveilleux qu’est celui de la musique. Ma grande chance, c’est d’avoir eu des parents compréhensifs qui n’ont pas hésité à accepter l’aide, d’où qu’elle vienne. Par exemple, j’ai pu faire partie d’une chorale grâce à l’obligeance d’un voisin de mes parents qui a assuré mon transport au chef-lieu du canton, chaque semaine, pour les répétitions.

Tenez, c’est cela qui pourrait convenir à votre Marcel et à son frère, peut-être. C’est excellent pour les jeunes, à tout point de vue.

Pour en revenir à moi, j’ai passé mon bac et, grâce aux bourses, j’ai eu cette chance inouïe de pouvoir apprendre mon métier chez le plus grand spécialiste contemporain que je connaisse, Etienne Vatelot, lui-même sorti de la célèbre école de lutherie de Mirecourt dans les Vosges. Alors vous voyez, il faut croire au destin lorsqu’il vous tend la main. Allez, je vous laisse, madame Laumière, et merci pour cet entretien. Vous y réfléchirez. Nous en reparlerons. En attendant, Marcel peut venir quand il veut.

— Merci beaucoup, monsieur, de vous intéresser à lui. Je peux vous dire qu’il vous aime bien et que le métier que vous faites l’intéresse vraiment.

— C’est un très, très beau métier. Un métier passionnant !

Sur ce cri du cœur, Joël Ratureau se retira, espérant avoir convaincu cette petite dame timide mais attachante.

Qu’en adviendra-t-il ? Surement, il y aura des réticences de la part du père, brave homme au fond, mais bourré de préjugés. Question d’éducation sans doute. La maman paraît sensible aux arguments du Maître luthier. Marcel, en grandissant, prendra de l’assurance. À eux deux, s’ils sont persévérants et solidaires, ils peuvent faire pencher la balance du bon côté. Et l’on sait que le cœur d’une maman recèle des trésors d’ingéniosité, de diplomatie, pour infléchir une situation apparemment compromise. Alors, espérons...

Ainsi soliloquait, sur le chemin du retour, Joël Ratureau qui rêvait déjà de...

Mais n’anticipons pas. La route sera longue encore, les années passeront, émaillées de déceptions peut-être ?

Ainsi va la vie, avec ses incertitudes. L’essentiel, n’est-il pas de semer, de poser des jalons ? L’avenir ne nous appartient pas. Mais on peut en être l’artisan.

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